Manifeste anti-keu-aille.
À Taiwan, l’esthétique « keu-aille »(可愛) est partout. Pas un jour sans entendre l’expression « hao keu-aille ! »(好可愛 !). C’est un mot d’ordre. Mot d’ordre auquel nous sommes tous soumis. Pourquoi parler d’esthétique à propos du 可愛 ? Et pourquoi parler de soumission ? Faisons un petit détour par Kundéra. L’esthétique « keu-aille » est proche du « kitsch » tel que le définit l’écrivain. Il écrit par exemple, dans L’Insoutenable légèreté de l’être :
« […] l’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch. C’est un mot allemand qui est apparu au milieu du XIXe siècle sentimental et qui s’est ensuite répandu dans toutes les langues. […] le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré: le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable.» (6e partie, 5e chapitre, p. 356-357)
Tel est aussi le « keu-aille ». Du mignon, du rêve, du sucre. C’est-à-dire, ni merde, ni sexe, ni réflexion politique. Exit tout ce qui peut déranger la tranquillité des consciences. Rien de troublant, rien de malsain. Un monde rassurant, aseptisé, sans danger, inodore. Un monde – en un mot – infantilisé. Il y a une différence cependant avec le kitsch. Le terme en Europe a pris une connotation péjorative. Le kitsch est synonyme de mauvais goût. Il est ridicule et se voit de loin. Il est par conséquent inoffensif. Le « keu-aille » au contraire, fait l’unanimité. On pourrait alors être indulgent et dire « le keu-aille est la contrepartie d’une société taïwanaise très exigeante envers ses membres, voire oppressante. Le « keu-aille » après tout a une fonction sociale ».
Pourquoi donc faudrait-il s’en méfier ? Parce que « le keu-aille » décrit un monde qui n’existe pas. Or l’art a aussi l’ambition de représenter le réel, de montrer le monde sous tous les angles. Ses travers ont autant d’importance que ses beautés. C’est à cette condition qu’il peut donner du sens. Le keu-aille est à l’art ce que la mélodie d’ascenseur est à la musique.
Pourquoi cela poserait-il problème ? Parce que le « keu-aille » fait vendre. Et que le marché est vicieux. Les artistes eux-mêmes, s’ils veulent vendre leurs œuvres sont tentés de se soumettre à cette esthétique. Ils proposent alors des icônes qui flattent le goût du public. En réalité, les entreprises se passent bien de leurs services. Elles font simplement appel à des graphistes qui les copient, qui réduisent leurs œuvres à de simples produits puis qui les diffusent à grande échelle. Ces simulacres contaminent l’espace public. L’art, lui, n’y est plus. L’esthétique « keu-aille », c’est l’asservissement de l’art aux exigences du commerce. Pour vous convaincre qu’il n’y a rien à voir entre l’art et le « Keu-aille », dites « hao keu-aille ! »devant un Rembrandt, un Goya, un Warhol, un Zao-Wouki (趙無極) : ça ne marche pas ! C’est tout simplement incompatible.
Que faire ? La gravure a un statut marginal. A Taiwan comme ailleurs, c’est le parent pauvre des arts plastiques. D’un côté, il n’y a pas de pièce unique, ce qui explique qu’un tirage ne vaut pas grand chose à côté d’une simple toile. De l’autre, les techniques modernes d’impression (offset, impression numérique) paraissent bien plus performantes et bien moins chères. En conséquence, la gravure se vend mal et le marché s’en désintéresse. Mais c’est précisément parce que la gravure est un art de faible « aura » qu’elle peut être hors de toute compromission, de toute spéculation, de toute supercherie. C’est pour cette raison qu’elle peut développer un système indépendant. Ni marché de l’art, ni galeries, ni commissaires d’exposition, ni salles de ventes… La plupart des graveurs s’en sortent seuls pour pratiquer leur art. Ils le font dans des ateliers construits autour de vieilles presses dans les odeurs d’encre et de papier selon un processus lent et méticuleux. Là est « l’aura » en vérité. Ils le font aussi en donnant des cours à droite à gauche ou en exerçant d’autres professions à vocation alimentaire. L’économie de la gravure est spartiate. Il y a un avantage. Dans ces conditions, il est plus facile de résister à la tentation du « keu-aille ». La gravure est un antidote au « keu-aille ».
C’est pourquoi les graveurs de l’atelier Firebox (火盒子) proposent le label anti-keu-aille qui garantit la qualité de leurs gravures :
1 – sans kitsch
2 – sans tabou
3 – populaire
4 – bon marché
Mais ce manifeste anti-keu-aille ne concerne pas seulement les graveurs. Tout artiste, tout amateur d’art, tout citoyen peut se sentir impliqué par lui et décider de s’engager et de le soutenir à sa façon.